L'insuffisance du principe de raison suffisante : une réponse à Matthieu.

Publié le par Miky

Cher Matthieu,


Dans cet article, tu soutiens deux thèses distinctes que je me permets de contester :
1. La raison humaine peut connaître une vérité absolue et définitive ;
2. L'usage correct de la raison humaine conduit à l'affirmation de l'existence de Dieu.


1. Un rationnalisme conséquent peut fort bien, il est vrai, partir d'une attitude de confiance absolue en la capacité de la raison à accéder à la vérité. Mais c'est précisément pour cela que dans un second temps, ce rationnalisme devra se faire modeste, car c'est la raison elle-même qui viendra lui affirmer ses limites. Ainsi, la raison nous permet de comprendre que notre cerveau est le produit contingent d'une évolution biologique orientée par la pression sélective du milieu en direction d'une adaptabilité accrue. Mais cette adaptabilité (relative au contexte) n'est en aucune manière garante d'une infaillibilité de la raison dans sa quète de la vérité, et au contraire, l'observation de l'entendement limité (mais néanmoins adapté à leurs conditions de vie) des autres êtres vivants nous incite à la modestie quant à nos propres capacités à appréhender de manière absolue et définitive la vérité. En voulant maintenir une confiance absolue en une raison toute-puissante, l'Eglise romaine ne tient pas compte des résultats fournis par la raison, et donc déroge aux principes de cette dernière.


2. Sur ce point, nous avons déjà longuement discuté. Toute connaissance est au moins une croyance, vraie et justifiée. Elle s'inscrit dans un certain système de connaissances interconnectées entre elles et fondées sur des principes justificatifs de base qui ne peuvent bien évidemment pas trouver de justification à l'intérieur de ce système et ne sont donc pas des connaissances à proprement parler, mais plutôt des "croyances proprement basiques" ainsi que les qualifient l'épistémologue réformé et apologète chrétien Alvin Plantinga. Donc de deux choses l'une dans une perspective chrétienne et plus largement théiste/déiste : ou bien la croyance en Dieu appartient à ces "croyances proprement basiques" comme le soutient par ailleurs Alvin Plantinga ; ou bien il existe une ou plusieurs "croyances proprement basiques" non-théistes qui permettent (a priori ou a posteriori) d'inférer le théisme (c'est la thèse évidentialiste théiste, défendue par Saint Anselme et Descartes dans sa forme a priori, et par Aristote, St Thomas d'Aquin, et aujourd'hui Richard Swinburne dans sa forme a posteriori).

Olivier remarque que le "principe de raison suffisante" est requis pour pouvoir inférer l'existence de Dieu selon la méthode évidentialiste a posteriori. Cela me semble correct. Toutefois, je met en doute la validité de ce principe : il n'y a pas forcément, pour toute chose qui existe de telle manière, une raison suffisante qui permette de rendre compte du fait que cette chose existe (plutôt que de ne pas exister) et qu'elle soit comme elle est (plutôt que d'être autrement).

Le principe de raison suffisante a deux défauts majeurs :

2.1. Il implique que, par miracle, la structure de l'esprit humain corresponde exactement à la structure de l'univers (le principe de raison suffisante présuppose donc presque d'emblée l'existence de Dieu dans sa démarche méthodologique même, si on la tient pour valide). Ce qui semble normal et naturel pour nous doit être normal et naturel pour l'univers. Ce qui est inconcevable pour nous doit être impossible pour l'univers. Ce qui est nécessaire pour nous doit être nécessaire pour l'univers. Et par conséquent, si l'univers semble autre que ce que l'on pense qu'il aurait dû être, on n'en infère pas que c'est notre esprit qui est limité mais qu'il doit y avoir quelque chose, derrière les apparences sensibles, qui vient rétablir l'équilibre et soulager notre cognition. Ainsi, cela nous gène profondément que l'univers paraissent contingent et fluctuant. On imagine donc un "arrière-monde" consistant en un Dieu nécessaire et immuable, que l'on pose comme ontologiquement premier par rapport à notre monde contingent et fluctuant, dont ce dernier procède.

2.2. Mais en vérité, on a ainsi rien prouvé, car ce que l'on cherche à prouver, à savoir l'existence de Dieu, est posé en amont du raisonnement. Car en effet, de deux choses l'une : ou bien l'univers est contingent et fluctuant, par conséquent il pose problème à notre esprit et on pose alors l'existence de Dieu, qu'on définira au minimum comme une réalité nécessaire et immuable ; ou bien l'univers est nécessaire et immuable, et donc il est Dieu. Par conséquent, quelque soit l'état de l'univers, l'existence de Dieu est "prouvée" : ou bien parce que Dieu est requis par le principe de raison suffisante pour en "rendre compte ontologiquement", ou bien parce que Dieu s'identifie à l'univers. Par conséquent, en croyant raisonner a posteriori sur les connaissances scientifiques concernant l'univers pour en inférer la probable existence de Dieu, le principe de raison suffisante fait en réalité une pétition de principe sous la forme d'une affirmation a priori de cette existence, voilée sous la forme d'un pseudo-raisonnement sophistiqué... et sophistique. En bref : Dieu existe parce que... Dieu existe ! Alléluia ! :-)  


 

 

 

 

Voici ce que dit John Stuart Mill du principe de raison suffisante (John Stuart Mill [1843], Système de logique déductive et inductive. Livre V, 1865) :



"§ 5. Sophisme de la raison suffisante


§ 5. - En continuant l'énumération des sophismes à priori et en cherchant à les grouper, autant que possible, d'après leurs affinités naturelles, nous arrivons à un troisième, qui est dans une relation aussi étroite avec une des variétés du premier que celui-ci avec le second. Ce sophisme consiste aussi à attribuer à la nature des incapacités correspondantes à celles de notre intelligence; mais au lieu de prétendre que la nature ne peut pas faire une chose parce que nous ne concevons pas qu'elle puisse se faire, il va jusqu'à dire que la nature doit faire une chose particulière uniquement parce que nous ne voyons pas pourquoi elle ne la ferait pas. Quelque absurde que cela paraisse, ainsi crûment exprimé, c'est un principe reçu parmi les savants pour démontrer à priori les lois des phénomènes physiques. Un phénomène doit suivre une certaine loi parce que nous ne voyons pas de raison pour qu'il s'écarte de cette loi dans un sens plutôt que dans un autre. C'est là ce qu'on appelle le principe de la Raison Suffisante ; et les philosophes se flattent de pouvoir à son aide établir, sans recours à l'expérience, les vérités les plus générales de la physique expérimentale. Prenons, par exemple, deux des lois les plus élémentaires de toutes, la loi d'inertie et la première loi du mouvement. Un corps en repos ne peut pas,assure-t-on, commencer à se mouvoir à moins d'être influencé par une force extérieure, parce que, s'il le faisait, il faudrait qu'il se mût soit en haut, soit en bas, soit en arrière, soit en avant, etc. Or, si aucune force extérieure n'agit sur lui, il n'y a pas de raison pour qu'il se meuve plutôt en haut qu'en bas ou en bas qu'en haut, etc. Ergo il restera immobile. Ce raisonnement est, je pense, complètement sophistique, comme l'a, du reste, montré avec autant de justesse que de pénétration le Dr Brown, dans son Traité sur la Causalité. Nous avons remarqué précédemment que chaque sophisme peut être rapporté à des genres différents, suivant les différentes manières de compléter les pas supprimés du raisonnement ; et celui-ci en particulier peut, si l'on veut, être pris pour une petitio principii. Il suppose qu'il ne peut y avoir d'autre « raison suffisante » du mouvement d'un corps dans une direction quelconque que l'action d'une force extérieure. Mais c'est là justement ce qu'il faudrait prouver. Pourquoi pas une force interne? pourquoi pas une loi de la nature même de la chose? Si ces philosophes jugent nécessaire de prouver la loi d'inertie c'est sans doute parce qu'ils ne trouvent pas qu'elle soit évidente de soi; ils devraient donc penser que, avant toute preuve, la mise en mouvement d'un corps par une impulsion interne est une hypothèse admissible. Mais alors pourquoi ne pas admettre aussi l'hypothèse que cette impulsion interne agit naturellement clans une direction donnée et non dans une autre? Si le mouvement spontané était la loi de la matière, pourquoi pis un mouvement spontané vers le soleil, vers la terre ou vers le zénith? ou, comme le supposaient les anciens, vers des lieux particuliers de l'univers suivant chaque espèce de corps? Assurément, on ne peut pas être reçu à dire que la spontanéité de mouvement est croyable en elle même, mais incroyable si on le suppose avoir lieu dans une direction déterminée. De fait, si quelqu'un préférait dire que tout corps non retenu se met en mouvement tout droit vers le pôle nord, il pourrait tout aussi bien prouver sa thèse par le principe de la Raison Suffisante. De quel droit suppose-t-on que l'état de repos est particulièrement celui qui ne peut être changé que par une cause spéciale? Pourquoi pas l'état de mouvement et d'une espèce particulière de mouvement? Pourquoi ne dirions nous pas que l'allure naturelle d'un cheval abandonné à lui-même est l'amble, parce que autrement il devrait aller au trot, au galop, ou ne pas bouger, et que nous ne voyons pas de raison pour qu'il fasse une de ces choses plutôt que l'autre? Vouloir que cet emploi de la Raison Suffisante ne sont pas légitime, tandis que l'autre l'est, c'est dans la supposition tacite que l'état de repos est plus naturel à un cheval que l'amble. Si cela signifie que c'est là l'état où se mettra le cheval abandonné à lui même, c'est précisément ce qu'il faut prouver; et si ce n'est pas là le sens de l'assertion, elle ne peut plus vouloir dire qu'une chose, c'est que l'état de repos est l'état le plus simple, et, par conséquent, celui qui est le plus conforme à la nature des choses ; ce qui constitue un des sophismes ou préjugés naturels précédemment examinés. Et de même pour la Première Loi du Mouvement qu'un corps une fois mû et abandonné à lui-même continuera d'aller uniformément en ligne droite. On essaye de prouver cette loi en disant que, s'il n'en était pas ainsi, le corps devrait dévier, soit à droite, soit à gauche, et qu'il n'y a pas de raison pour qu'il dévie dans un sens plutôt que dans l'autre. Mais qui peut savoir, avant l'expérience, s'il y a ou non une raison pour cela ? Pourquoi ne serait-il pas de la nature des corps, ou de certains corps, de s'écarter de la ligne droite ? ou, si l'on aime mieux, d'aller vers l'est ou le sud? On a cru longtemps que les corps (les corps terrestres au moins) avaient une tendance naturelle à se diriger en bas, et il n'y a absolument rien à objecter à cette hypothèse, si ce n'est qu'elle est fausse. La prétendue preuve de la loi du mouvement est même plus mauvaise que celle de la loi d'inertie; car elle implique une contradiction flagrante. En effet, elle admet que la continuation du mouvement dans la direction imprimée est plus naturelle que sa déviation à droite ou à gauche, et elle nie que l'une de ces alternatives puisse être plus naturelle que l'autre. Toutes ces prétentions imaginaires de pouvoir connaître autrement que par l'expérience ce qui est ou n'est pas naturel sont, en somme, tout à fait futiles. La preuve réelle, et la seule, des lois du mouvement ou de toute autre loi du monde, est l'expérience : c'est simplement qu'aucune autre supposition n'explique ni n'est conciliable avec les faits de la nature universelle. De tout temps les géomètres ont été exposés au reproche de vouloir prouver les faits les plus généraux du monde extérieur par (les raisonnements sophistiques, pour éviter d'en appeler au témoignage des sens. Archimède, dit le professeur Playfair, établit quelques-unes des propositions fondamentales de statique « sans emprunter aucun principe à l'expérience, et il arrive à ses conclusions en raisonnant entièrement à priori. Ainsi, il établit que des corps égaux placés aux extrémités des bras égaux d'un levier se feront équilibre; et qu'un cylindre ou un parallélipipède de matière homogène restera en équilibre à son centre de grandeur. Or, ces propositions ne sont pas des inférences de l'expérience; ce sont, à proprement parler, des conclusions déduites du principe de la Raison Suffisante. » Et même encore aujourd'hui, il y a peu de géomètres qui ne croient qu'il est plus scientifique d'établir ces prémisses de cette manière que de fonder leur preuve sur l'expérience familière à laquelle on peut avoir recours dans les cas en question."

 


Source :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Mill_john_stuart/systeme_logique/livre_5/systeme_de_logique_5.pdf


Amicalement,


Miky

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M
Ti'hamo, je te répond bientôt.
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E
Ben justement, Micky citait Matthieu sur "l'expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit". Encore un signe que nos connaissances nous renseignent bien sur les limites de notre esprit...
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T
"n'est-ce pas outrepasser bien plus largement notre "expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit" ?"<br />    à peu près autant que la physique quantique,   l'évolution,  (vous croisez tous les jours des grenouilles en train de se transformer en rhinocéros, vous ?),  la génétique,   l'univers,   les super-novae,...   ...
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M
Cher Matthieu,<br /> "Tu écris ainsi qu'"il n'y a pas forcément, pour toute chose qui existe de telle manière, une raison suffisante qui permette de rendre compte du fait que cette chose existe (plutôt que de ne pas exister) et qu'elle soit comme elle est (plutôt que d'être autrement)." Cela ressemble bigrement à une pétition de principe, tu ne trouves pas?"<br /> En quoi ? Voici la définition d'une pétition de principe :<br /> "En logique, une « pétition de principe » (ou en latin petitio principii) est un raisonnement fallacieux dans lequel la proposition qui doit être prouvée est supposée implicitement ou explicitement dans les prémisses.<br /> Souvent, la conclusion est simplement une réécriture d'une partie des prémisses. Dans des cas plus difficiles, les prémisses sont la conséquence de la conclusion."<br /> (source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Petitio_principii)<br />  <br /> <br /> <br /> "Concernant les limites de notre esprit, je suis d'accord avec toi. Tu les poses en alternative à l'explication de l'univers par l'existence de Dieu. Mais je crois en la rationalité du monde créé. La science s'appuie d'ailleurs sur cette rationalité pour avancer dans la connaissance. L'univers obéit à des lois, et ces lois sont les mêmes dans tout l'univers. Par conséquent, je ne pense pas qu'il soit raisonnable de penser que la vérité soit absolument étrangère à l'expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit, ou pis, qu'elle puisse les contredire."<br /> Cf. mon point 1. De plus, supposer Dieu (un être immatériel, intemporel, aspatial, qui créé on ne sait comment le monde et on ne sait pourquoi, etc.), n'est-ce pas outrepasser bien plus largement notre "expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit" ?<br />  <br /> <br /> "Ainsi, considérer que le néant puisse produire quoi que ce soit me paraît littéralement absurde."<br /> A moi aussi. Heureusement, tel n'est pas l'opinion que je défend...<br /> Amicalement,<br /> Miky
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M
Cher Miky,<br /> Je mets la dernière main à ma réponse à ton article. J'observe cependant que tu l'as complété (fort bien d'ailleurs) de nouvelles considérations sur le principe de raison suffisante.<br /> Tu écris ainsi qu'"il n'y a pas forcément, pour toute chose qui existe de telle manière, une raison suffisante qui permette de rendre compte du fait que cette chose existe (plutôt que de ne pas exister) et qu'elle soit comme elle est (plutôt que d'être autrement)." Cela ressemble bigrement à une pétition de principe, tu ne trouves pas?<br /> Concernant les limites de notre esprit, je suis d'accord avec toi. Tu les poses en alternative à l'explication de l'univers par l'existence de Dieu. Mais je crois en la rationalité du monde créé. La science s'appuie d'ailleurs sur cette rationalité pour avancer dans la connaissance. L'univers obéit à des lois, et ces lois sont les mêmes dans tout l'univers. Par conséquent, je ne pense pas qu'il soit raisonnable de penser que la vérité soit absolument étrangère à l'expérience commune que nous faisons dans le cadre des limites de notre esprit, ou pis, qu'elle puisse les contredire.<br /> Ainsi, considérer que le néant puisse produire quoi que ce soit me paraît littéralement absurde. Ou que du "moins d'informations" puisse sortir du "plus d'informations" me paraît bien peu rationnel. La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu'elle a, dit-on...
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